"La Famille classique pas menacée"

Interview, 4 septembre 2021: La Liberté; Xavier Lambiel et Philippe Castella

La Liberté: "Après ses défaites en mars devant le peuple sur la burqa et l’identité électronique, Karin Keller-Sutter a renoué avec le succès en juin sur les mesures de lutte contre le terrorisme. La ministre de la Justice espère confirmer ce succès par une victoire dans trois semaines sur un thème bien différent, de société, l’accès au mariage des couples homosexuels. Cela leur ouvrira de nouveaux droits, et notamment l’accès à la procréation médicalement assistée pour les couples lesbiens. Aux yeux de la libérale-radicale, « l’orientation sexuelle des parents n’est pas déterminante pour le bonheur d’un enfant »."

Les enfants naissent naturellement de l’union d’une femme et d’un homme. Le mariage ne doit-il pas protéger ce modèle?
Karin Keller-Sutter: Le mariage lui-même est protégé par la Constitution. Mais celle-ci ne dit pas que le mariage doit se conclure entre une femme et un homme. Même s’il faut reconnaître qu’au moment où les pères fondateurs de la Suisse ont placé le droit au mariage sous la protection de la Confédération, en 1874, ils n’ont pas imaginé qu’un jour deux femmes ou deux hommes pourraient vouloir se marier. Cette protection du mariage a d’ailleurs des racines confessionnelles: il s’agissait surtout de donner plus de liberté aux citoyens et de faciliter les mariages entre protestants et catholiques. Mais c’est dans le droit civil – et non dans la Constitution – qu’on a inscrit ensuite les évolutions de la société, et notamment la position de la femme à l’intérieur du mariage. Les pères fondateurs n’avaient pas non plus prédit qu’un jour, l’homme perdrait le statut de chef de famille.

N’est-ce pas paradoxal que, dans un pays où on a voulu amender la Constitution pour subventionner les vaches à cornes, un tel changement de société puisse se faire sans modification constitutionnelle?
En Suisse, nous n’avons pas de tribunal qui vérifie la constitutionnalité des lois fédérales. C’est le parlement qui joue ce rôle. Et il a décidé, par un résultat clair, qu’on pouvait introduire le mariage pour tous dans le cadre de la Constitution actuelle. Au final, cela ne change pas grand-chose. Certes, avec une modification de la Constitution, il aurait fallu la double majorité du peuple et des cantons en votation populaire, alors que là, celle du peuple suffira. Mais ce n’est pas pour des raisons d’ordre constitutionnel que les gens soutiennent ou s’opposent au mariage pour tous.

Le mariage pour tous ne conduit-il pas à un affaiblissement du modèle traditionnel de la famille?
Ce n’est pas à l’Etat de dicter quelle est la meilleure forme de vivre ensemble. En tant que libérale, je conçois d’abord le droit comme la traduction de l’évolution de la société. Et la famille traditionnelle n’est en rien menacée par le mariage pour tous. Je suis assez fascinée par cette volonté des couples homosexuels d’accéder au mariage, alors que c’est une institution perçue aujourd’hui comme assez bourgeoise. Mais je comprends parfaitement l’importance pour eux d’obtenir cette égalité devant le droit et que l’Etat ne les juge plus selon leur orientation sexuelle.

Pourquoi le partenariat enregistré ne suffit-il plus pour les couples homosexuels?
La possibilité de se marier répond aux revendications des personnes concernées. Le mariage leur ouvrira de nouveaux droits, comme l’accès à la procréation médicalement assistée pour les couples lesbiens ou encore la naturalisation facilitée du conjoint. Mais il y a aussi une question de portée symbolique, dans le sens où ces personnes ne seront plus réduites à leur orientation sexuelle. Quand vous indiquez aujourd’hui, sous "état civil", que vous vivez en partenariat enregistré, vous déclarez en même temps votre orientation sexuelle.

Est-ce un modèle indiqué pour élever des enfants? N’ont-ils pas besoin d’un père et d’une mère, comme le soulignent les opposants?
C’est bien sûr l’idéal d’avoir une famille classique avec un père et une mère. Mais il faut dire qu’aujourd’hui 40% des mariages finissent en divorces. Il en résulte beaucoup de familles monoparentales ou recomposées. Ce qui est important pour un enfant, c’est de bénéficier d’un entourage favorable, qui lui permette de s’épanouir. Deux femmes peuvent tout à fait y parvenir. L’orientation sexuelle des parents n’est pas déterminante pour le bonheur d’un enfant.

En cas de oui, les couples lesbiens pourront recourir à la procréation médicalement assistée (PMA) et au don du sperme. Mais un enfant n’a-t-il pas le droit de connaître son père biologique?
Tout à fait et c’est la raison pour laquelle le Conseil fédéral s’est battu contre le don anonyme de sperme. On ne fait là qu’appliquer aux couples lesbiens ce qui l’est pour les couples hétérosexuels. Le droit en vigueur prévoit qu’à partir de 18 ans, un enfant peut, s’il le souhaite, connaître l’identité de son père biologique.

Le droit en vigueur prévoit aussi que la PMA sert à lutter contre l’infertilité. Ne la détourne-t-on pas là de son objectif initial?
Les expertises juridiques considèrent que le vœu d’avoir un enfant qui ne peut pas être satisfait est couvert par l’actuelle loi sur la procréation médicalement assistée. Et il ne faut pas se faire d’illusions: même sans cette possibilité légale, une femme a toujours d’autres moyens de tomber enceinte. Elle peut par exemple recourir à un don de sperme à l’étranger, souvent anonyme.

N’introduit-on pas là une nouvelle inégalité entre couples de femmes et couples d’hommes, qui, eux, ne pourront pas recourir à la PMA pour avoir un enfant?
Il y a là des barrières posées par la nature: deux hommes ne peuvent pas porter un enfant. Je ne vois pas là une inégalité devant le droit.

Cette votation n’ouvre-t-elle pas dès lors la voie aux mères porteuses?
J’y suis personnellement très opposée, car c’est un modèle qui conduit souvent à exploiter des femmes. D’ailleurs, la gestation pour autrui est interdite par la Constitution. Il faut bien reconnaître que des couples d’hommes ont recours à une mère porteuse à l’étranger pour avoir un enfant, ensuite adopté par le partenaire du père biologique, avec des arrêts de tribunaux en ce sens. Mais on ne veut pas légaliser cette pratique en Suisse.

A défaut, la prochaine étape pourrait-elle être l’introduction d’un pacs à la française, un mariage "light" pour les couples aussi bien hétérosexuels qu’homosexuels?
Nous avons un mandat du parlement d’établir un rapport sur le sujet. Il devrait être prêt pour la fin de l’année. En cas de oui au mariage pour tous, il n’y aura plus de nouveaux partenariats enregistrés. Ceux conclus pourront être convertis en mariages ou maintenus comme tels. Je ne me suis pas encore forgé une opinion sur l’utilité d’introduire un pacs. Je suis plutôt sceptique, parce que je me demande en quoi l’Etat devrait réglementer une relation entre deux personnes qui ne souhaitent pas se marier. J’entends que le pacs pourrait régler des questions telles que le droit de visite à l’hôpital ou le témoignage du partenaire dans un procès. Ce rapport nous permettra de voir s’il y a vraiment des lacunes et comment les résoudre.

Vous vous engagez activement dans cette campagne, même si ce projet ne vient pas du Conseil fédéral, mais du parlement. Le gouvernement était-il trop conservateur pour le proposer?
Je ne peux pas en juger, parce que je n’étais pas au Conseil fédéral à l’époque. Peut-être a-t-il estimé que le partenariat enregistré suffisait. Je m’engage dans cette campagne, parce que c’est le rôle du Conseil fédéral de défendre les projets approuvés par le parlement. Mais cela correspond aussi à ma conviction libérale, selon laquelle ce n’est pas à l’Etat de dicter la manière d’organiser la vie familiale. Il lui revient en revanche de garantir que chacun soit traité de la même façon indépendamment de son origine, de son sexe ou de son orientation sexuelle.

Les sondages sont très favorables au projet. N’est-ce pas aussi pour vous l’occasion d’obtenir une victoire facile devant le peuple après vos défaites sur la burqa ou l’identité électronique?
Ce sera là ma huitième votation et les plus importantes, nous les avons gagnées, avec le Conseil fédéral. En premier lieu, celle sur l’initiative dite "de limitation", qui aurait mis en péril nos relations bilatérales avec l’Union européenne. Mais je pense aussi à la directive sur les armes, où se jouait l’avenir de notre participation à l’accord de Schengen, ou encore à l’initiative sur les entreprises responsables, capitale pour la Suisse comme place économique. La votation sur le mariage pour tous est très différente, parce qu’elle porte sur un sujet de société.

Infos complémentaires

Dossier

  • Mariage pour tous

    Jusqu’à présent, les couples de même sexe pouvaient uniquement conclure un partenariat enregistré. Le partenariat n’est cependant pas équivalent au mariage, ni sur le plan symbolique, ni sur le plan juridique. Avec le oui de la population le 26 septembre 2021, les couples de même sexe pourront désormais aussi contracter un mariage civil. Les couples de femmes mariées auront accès au don de sperme dans les conditions prévues par la loi. Tous les couples auront ainsi les mêmes droits et les mêmes devoirs. Le Conseil fédéral entend mettre en œuvre rapidement la volonté populaire : les nouvelles dispositions devraient pouvoir entrer en vigueur le 1er juillet 2022. Les actuels partenariats enregistrés pourront alors être convertis en mariage, mais il ne sera plus possible d’en conclure de nouveaux.

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Dernière modification 04.09.2021

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